Ouvrage

Le Maître de la Madeleine, Marie Madeleine et huit scènes de sa vie, 1285, Accademia, Florence 


Le Corps de Marie-Madeleine et ses représentations en Italie du Duecento à Titien, ma thèse de doctorat, est actuellement en voie de publication. (See English below)

En voici l'introduction :

Marie Madeleine a de tous temps fait rêver. Elle fut faite à partir de trois femmes, ou facettes de femme, dans la Bible : l’anonyme pécheresse qui lave les pieds du Christ chez le pharisien, Marie de Béthanie, soeur de Marthe et de Lazare, et Marie de Magdala, l’exorcisée qui était première témoin de la Résurrection. Ce mélange s’est prouvé tellement attirant que d’autres accrétions se sont faites au personnage au fil des siècles pour lui en donner tout une biographie, tout un profil. C’est dû à cette fascination qu’on l’imagine tout de suite: lavant les pieds du Christ avec sa longue chevelure défaite ; en écarlate au bas de la croix ou au matin de la Résurrection aux pieds du Christ, témoignant encore de son amour au Sauveur ; en précheuse débarquée à Marseille ; ravie aux cieux par les anges habillée de ses seules mèches épaisses.

Il semblerait en fait que notre tournant des vingtième et vingt-et-unième siècles en soit particulièrement un moment fort, on pourrait presque parler d’une renaissance de la Madeleine dans la spiritualité et dans les arts. Les livres et les expositions et même des films à son sujet se multiplient. Il est temps qu’une étude aussi large qu’approfondie émerge pour rendre compte des origines de la composition de l’image que l’on fait de la sainte: toute de pleurs et de parfum, cheveux longs et robes rouge

Cela m’a toujours frappé que lorsque d’autres saints se font reconnaître par les instruments de torture qui on détruit leurs corps ou bien les fragments corporels qui en résultaient, Marie Madeleine se connaît par ses éléments physiques: chevelure, larmes, robes couleur sang quand encore elle en porte, et le vase et son onguent qui sont tout aussi corporels, comme on le verra au cours de cette recherche. Et pourtant elle est bien figure de l’anima chrétienne, Epouse du Cantique des Cantiques.

Comment cela s’est-il fait? D’ailleurs, comment s’est-il fabriqué dans le cortège des élus cette amie du Christ, comme on l’appelait au Moyen Age, empreinte damour mystique, des secrets christiques au nexus de la chair et de l’âme?

S’interroger sur le phénomène de cette fabrication et ses paradoxes est un projet de longue date pour moi. A la fin des années 90 je me suis présentée dans le bureau de Daniel Arasse avec une ébauche modeste de thèse sur les Madeleines franciscaines du Veneto au quatorzième siècle. Comme moi, le chercheur avait été tenté par cette figure sur lequel il avait déjà écrit ponctuellement. Et nous étions d’accord que le point de départ devrait être le fameux panneau florentin du Maître de la Madeleine de 1280-5. Mais M. Arasse voyait, comme il était bien son habitude, bien plus large. Il énumérait les sacrifices d’un choix ciblé de la sorte : Simone Martini, Gentile da Fabriano, Giovanni Bellini. J’ai du avouer que passer à côté de ces oeuvres me faisait de la peine. Puis il poursuivait sur les Madeleine de Donatello, Botticelli, ainsi que d’autres. Je commençais à trembler devant cette expansion temporelle et géographique, mais je n’ai pu résister et je cédai à ses suggestions. Finalement il ponctuait ses propos en disant que l’idée devrait comprendre jusqu’au Titien sinon le Caravage. “Ce serait dommage de laisser du côté le Caravage.” Une si vaste étendue d’images m’a semblé impossible à aborder sérieusement et pourtant je savais au fond que, en ceci comme en beaucoup de choses, le maître avait bien raison.

La Marie Madeleine peinte par Titien entre 1530 et 1535, maintes fois reprises, compte parmi les images les plus célèbres de la sainte. Ses larmes indiquent son état de pénitente, de convertie. Le chagrin pourtant semble démenti par la sensualité de cette femme dont on comprend qu’elle a péché par une chair amoureusement représentée.

Le regard moderne a du mal à réconcilier une coexistence des deux aspects du sujet peint. Il est difficile de croire que cette image ait jamais été destinée à être prise au sérieux comme support dévotionnel. Quant à un certain regard revendiqué de ces années-là, la Madeleine serait « une figure gérable et contrôlable, une arme efficace et un instrument de propagande contre son propre sexe [...] une mésinterprétation de mauvaise foi, pour la seule intention d’une église ascétique ». Etrangement, cette lecture coïncide avec celle de la Madeleine du Titien qui l’a qualifiée sans ambages de « pornographie d’élite »1. Ces interprétations trahissent, féministes ou non, une foncière misogynie. D’ailleurs cette pensée me semble fondamentalement hors propos pour toute notre période. Il faut comprendre cette Madeleine, qui fond en pleurs et cheveux sur son corps dévêtu, en termes propres à la logique des images, et en termes de sa propre période. Pour ce faire prenons le conseil de Vasari. Le critique nous disait que pour embrasser du regard toute peinture de Titien il fallait reculer.

C’est ce que nous allons faire, mais chronologiquement. Il s’agit donc de remonter dans le temps. Il faut regarder de près non seulement la peinture du Maître de la Madeleine où l’on voit apparaître également nue que pour son voile de cheveux. C’est aussi la première fois que l’on voit non seulement les trois femmes de la Bible qui deviennent la Marie Madeleine “ composite ” (nous en comprendrons comment plus loin), mais les encore les trois volets de sa légende médiévale, telle qu’elle s’écrit en ce moment : le tout en un panneau. Mais regarder cette première occurrence, nous nous posons également la question des figures contemporaines. Comment émerge-t-elle comme un profil rouge sur les marges des croix peintes qui se font acheminer par monts et par vaux à travers la péninsule italienne? Ces mêmes panneaux peints qui marquent le début de l’art italien et donc européen telle qu’on le connaît aujourd’hui?2

Le climat spirituel et intellectuel est propice au sujet de tout ce que charrie la sainte. Les hommes des Ecoles, tel Bonaventure, posent des questions que les interférences de la chair et de l’âme, matière et esprit. A l’image du corps stigmatisé de Saint François, les femmes mystiques, comme Claire de Montefalco, prodiguent des miracles somatiques qui témoignent de leur sainteté et se font appeler “Seconde Madeleine”. Ce fut le temps des premières dissections féminines sur ces mêmes femmes par les hommes qui voulait en connaitre leurs “ secrets ”. En cloître comme à la cour la fin amor faisait pointer toujours la question la spiritualité et le désir.

Ce n’est pas un hasard, donc, si dans cet atmosphère le culte de Marie Madeleine prospérait. En 1279, le prince angevin “invente” (au sens du latin médiévale de “découvrir”) les reliques de Marie Madeleine et fait basculer les centres géopolitiques de son pèlerinage de Bourgogne en Provence. Peu avant, il y eu les Vie écrites par Jacques de Vitry et par Jacques de Voragine. Encore, c’était le moment où tous les missels furent dotés de sa fête en octave. Donc la seconde moitié du treizième siècle en Italie est le point de départ de toute interrogation sérieuse sur l’image de Marie Madeleine.

Conclure avec le seizième, le temps de notre Titien, faisait tout aussi sens. La Réforme, la veille du Concile de Trente, le sac de Rome étaient tous des faits de la première importance pour l’histoire de l’art. En ce même moment où la pécheresse convertie est en passe de devenir la figure de proue de la Contre-réforme, en image plus simplifiée et plus édulcorée, il se pratique comme un démantèlement de la Madeleine composite par Lefèbvre d’Etaples, une sorte de dissection de ce que le Moyen Age avait élaboré. Ce ne peut pas être une hasard que notre période se ferme avec une image de dissection de femme gravide sur la frontispièce de la Fabrique du corps humain de Vésale, illustrée par Titien ou un proche3. Le support était l’imprimé de Gutenberg, pour éduquer un lectorat masculin sur les « secrets de femmes » et leur fonctionnement spécifique. L’heure n’était plus aux mystères sacrés somatisés honorés, mais aux réalités crues et mécaniques analysées. Les deux types de dissection marquent les termes de notre étude. Le panneau du Titien est le chant de cygne d’une Madeleine composite et complexe qui implique le spectateur dans une relation que l'engage corps et âme avec le sujet de la peinture, voire avec la peinture elle-même, comme on le verra.

Cette étude est surtout un ouvrage d’histoire de l’art-car au fond, au moins de mon avis, Marie-Madeleine est image, sujet à contempler, dont les indices visuels se sont points en même temps que la peinture italienne. Ainsi on fera ce voyage à travers l’Italie de Naples à Venise en passant par le Toscane pour voir comment naît et s’épanouit cette figure que l’on croyait connaître. Comme disait Daniel Arasse à un autre sujet “Il y a peut-être une forme de folie dans cette idée qu’on puisse atteindre à nouveau ce qu’a rêvé ou imaginé” un artiste devant son oeuvre, ou encore “Il ne s’agit pas de prétendre que l’on a l’état d’esprit d’un bourgeois du XVe siècle, mais on finit par rejoindre un horizon jamais entièrement atteignable, et par se rapprocher d’une intimité de l’oeuvre telle qu’elle a été demandée, réalisée et regardée ou vécue”. Donc j’espère restaurer et partager autant que faire se peut le regard, par exemple, d’un jeune chevalier devant le panneau du Maître de la Madeleine, celui pèlerin ou frère dans la chapelle de la Madeleine à Assise ou d’un condamné à la chapelle de la Madeleine à Florence dans le Bargello. Chacune de ces oeuvres exigeait et précipitait un engagement avec son spectateur de choix. Je peux lever le voile sur cet horizon caché par les siècles jusqu’à ce que la peinture “se lève” comme plaisait à dire M. Arasse, et prend sens.

Mais si Marie Madeleine est essentiellement vécu visuellement, elle est avant tout femme, voire La Femme : Ecce Mulier comme disait l’un de ses théologiens. Ainsi, comme le veut l’anachronisme arassien, cette recherche ne peut pas ne pas s’engager dans les débats du féminisme. Toutefois, loin toute vision manichéiste (qui apparaît tout spécialement dans les pays qu’une histoire du protestantisme a marqué avec une méfiance profonde de l’image) j’espère apporter une pierre plus fondée dans l’histoire qui est une sensibilité que manque dans ce renouveau d’intérêt pour la Madeleine. Car une étude rapprochée des images laisse constater qu’au delà des discours misogynes, laïcs comme cléricaux (passés ou présents), une valeur très positive pouvait se lire et se montrer dans un corps de femme porteur de sens théologique, bien au delà de la tentation et du péché d’un côté et de la maternité ou de la virginité de lautre. La Madeleine laisse un espace pour penser au corps féminin sexué et sexuel une valeur au sein même dune société chrétienne. Ce quil est interdit de dire, se montre, selon la logique inéluctable de l’échappatoire. Par là on peut imaginer une relation entre l’être humain et Dieu où Eros tient la place digne qui lui revient après tant de siècles de refoulement. Si Daniel Arasse avait raison, je peux bien restaurer cela pour le regard des autres.
























1 S. Haskins, Mary Magdalen, Myth and Metaphor, New York, Riverhead Books, 1993 p. 94 et Charles Hope quant à la pornographie
2 Hans Belting, Image et Culte, Paris, Cerf, 1998

3 Voir par exemple Caroline Bynum, Fragmentation and Redemption, New York, Zone Books, 1991, Jean-Claude Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, et plus récemment Katherine Park, Secrets of Women: Gender, Generation, and the Origins of Human Dissection, New York, Zone Books, 2006.

Titien, Marie Madeleine, Palais Pitti, Florence, 1530-1535 

Chercheuse, professeure, traductrice et autrice franco-américaine, je vous invite de parcourir ce site pour mieux connaître mon travail ...